jeudi 19 décembre 2013

Jour 6 - En chantier...

Dimanche 15 décembre
… rencontres et réflexions...


Em-boeufs-teillage...


« N'Djamena est une ville en chantier »... J'entends beaucoup cette phrase. Le Tchad aussi est un pays en chantier, en reconstruction. Les tchadiens retrouvent le respect de leurs compatriotes africains, se détachant progressivement de l'image d'un pays défait, morcelé, oublié, déchiré par les guerres interminables. Quand on roule dans les rues de la ville, on passe rapidement de l'impression d'une ville en modernisation, avec de grands bâtiments et des rues bitumées, à celle d'une ville en lambeaux, où les trous dans les routes en terre battue sont tels qu'on se demande si on se rendra au prochain coin de rue. Les quartiers vivants et vibrants font successivement place aux quartiers bidons-ville jonchés de déchets, aux quartiers-marchés fourmillant de monde et d'animaux (poules, coqs, chiens, canards), aux rues bloquées par les troupeaux de bœufs occupant la route en entier, le tout au son de la musique hip-hop ultramoderne qu'affectionne particulièrement Roger (le conducteur), venant contraster avec le portrait d'ensemble.


Ce matin nous étions sur la scène du Ballet National, en pleine rencontre artistique avec la comédienne, conteuse et marionnettiste Virginie Tokari. Pendant trois heures nous avons cherché à mélanger clown et conte, se découvrant en même temps comme collègues de travail. Plongés dans ce véritable chantier artistique, on a plus ou moins trouvé – ce qui est normal dans les circonstances. On a tout de même du matériel que nous pourrons nettoyer et peaufiner après-demain. Par contre, quel privilège que celui de se permettre ce saut dans le vide : deux artistes qui ne se connaissent pas et qui se lancent dans la création d'un mini-spectacle qu'ils présenteront trois jours plus tard, au bout d'à peine six heures de travail. Virginie surprend par son aplomb et son franc-parler sans gants blancs. C'est une fonceuse et gare à qui voudrait lui bloquer la route! Elle nous a également présenté John (Jean-Marie, dit John-de-John), son mentor. Ce monsieur fascinant, comédien ayant décidé à la fin des années 1990 de se lancer dans l'art de la marionnette, tente depuis de faire vivre cet art à N'Djamena. Un réel défi – un combat qui rappelle celui que me racontent les danseurs rencontrés ces derniers jours, arrivant progressivement à instaurer et à faire vivre la danse contemporaine dans leur ville.


Je constate aussi, depuis les quelques jours qu'on est à N'Djamena, à quel point l'art est, ici, un outil de sensibilisation (hygiène, santé sexuelle, traitement de l'eau, réhabilitation sociale, etc.). « C'est essentiel », me dit John, « Plusieurs ne vont pas à l'école. C'est le seul outil qu'on a pour parler de ces choses... et la survie du peuple en dépend ! Le taux de mortalité chez les jeunes est toujours très élevé... il faut éduquer les gens. On le fait en leur racontant des histoires.»

En soirée, nous prenons le temps de s'asseoir avec notre ange-gardien temporaire, le cinéaste Aboubakar, afin de visionner son travail. Documentaires, fictions, télé-séries/capsules humoristiques... À ma grande surprise, il joue dans ses télé-séries – lui qui est plutôt réservé dans la vie. Et ce qu'il est drôle! Les capsules qu'on a vues nous montrent de faux policiers (la « folice ») profitant de leur pouvoir. On y voit aussi un jeune sans-emploi, joué par le clown tchadien Djafat, qui passe ses journées à commenter et à se foutre de la gueule des gens... Le commentaire social est omniprésent : la corruption, le rapport au pouvoir, la pauvreté, le cynisme... etc. 

Il a aussi un super projet appelé le CNAT (Cinéma numérique ambulant du Tchad), où il part dans les régions reculées du pays avec tout le matériel nécessaire (écran, projecteur, matériel sonore, génératrice – plusieurs régions n'ont pas l'électricité) afin de présenter des films à ceux qui n'auraient jamais l'occasion d'en voir. Le projet en est encore à ses débuts mais l'initiative est géniale. Yaya me disait aussi qu'il souhaitait de plus en plus orienter son travail de diffusion loin des festivals et des grosses structures, pour se concentrer sur les gens : créations in situ, spectacles offerts directement dans les maisons, etc. Le souhait : démocratiser l'art, mais aussi miser sur la rencontre véritable entre les artistes et la population.

Ville en chantier. Pays en chantier. L'art aussi est en chantier ici... un chantier vibrant où chaque pierre est posée avec une volonté de fer – et de faire… Un chantier qui, s'il continue d'être mené par des architectes de cette trempe, permettra certainement à la Scène tchadienne de se (re)construire des fondations solides et de prendre, enfin, la place qui lui revient.




1 commentaire: